Petit récit autobiographique




Je suis née en 1946 dans une famille ouvrière. Je suis la quatrième d'une fratrie de six enfants. Ma formation première a eu pour cadre une culture prolétaire caractérisée par des interrogations fortes sur la société et une distance critique par rapport à la culture dominante. J'ai dû me débrouiller seule pour passer le bac et accéder à des études supérieures, cela m'a permis de développer mon autonomie cognitive. Je suis heureuse d'avoir échappé ainsi au formatage de la pensée qui accompagne souvent les scolarités linéaires. J'ai étudié toute ma vie dans une dialectique permanente entre l'engagement et la recherche d'intelligibilité. Outre ma formation initiale de conseillère d'orientation, j'ai présenté, tout en travaillant et en ayant trois enfants, deux Diplômes d'études approfondies en sciences de l'Education, en psychologie puis une thèse à respectivement 39, 40 et 50 ans.

En 1968, je faisais partie de ces étudiants qui interrogeaient sans cesse les évidences et que l'on appelait "les contestataires". C'est curieux comme ce mot est oublié aujourd'hui. L'interrogation des évidences est une des grandes continuités de ma vie. Très tôt libertaire, féministe, écologiste, antinucléaire, internationaliste et autogestionnaire, je le suis restée. J'ai vécu ces choix et je les ai mis à l'épreuve dans mes engagements concrets et mes activités professionnelles. Je les ai transcrits dans des manières de vivre et de travailler. L'ancrage social et l'engagement ont fait de moi "la chercheuse de fond" en sciences humaines, que je suis devenue. Chercheuse de fond, comme on dit mineur de fond, mais aussi coureur de fond. Descendre dans les profondeurs et tenir la distance sont les exigences d'une quête d'intelligibilité pour qui vient des périphéries culturelles. Je pourrais illustrer cela dans ma vie militante mais je l'illustrerai ici par ma façon d'exercer le métier de psychologue du travail qui a constitué mon ancrage professionnel de 1973 à 2006.

Pour assumer correctement, les responsabilités sociales que comportait à mes yeux ce métier et, en tout cas, pour ne pas collaborer à la disqualification des travailleurs jugés surnuméraires dans les entreprises qui compressent leurs effectifs, ni amplifier celle des gens déjà au chômage, il m'a fallu réinventer continuellement ma pratique. J'ai spontanément introduit une attention à l'histoire de vie dans l'approche des parcours professionnels, j'ai conçu des méthodologies d'appui à l'autoformation et à la co-formation, j'ai mis en œuvre des pratiques de co-analyse des situations de travail et animé des groupes de production personnelle et collective de la connaissance à partir de l'expérience.
La richesse de cette activité intéressait d'autres praticiens, c'est pourquoi j'ai commencé à partager mes pratiques et mes réflexions. Le partage horizontal des pratiques professionnelles ne plait pas aux sphères technocratiques des institutions, mais je ne suis pas très sensible à leur désapprobation. Cette dynamique du partage m'a introduite dans des réseaux de recherche qui ont stimulé mon écriture réflexive. La publication de mes écrits a provoqué un élargissement de mon champ d'investigation vers les dispositifs d'Etat sensés s'occuper de l'insertion. Les constats que je faisais grâce à l'analyse institutionnelle de ces dispositifs ont été transcrits dans un article de 1991 intitulé "Comment se fabrique l'exclusion ?". Il marquait rupture conceptuelle nette avec toutes les études qui continuaient à définir les caractéristiques "intrinsèques" des exclus.
Plutôt que d'évaluer sans cesse les individus, mon souci était de mieux comprendre les processus de fabrication sociale de l'exclusion en observant la construction inter-subjective des trajectoires sociales. Ce recadrage de l'objet de la recherche a conditionné tous mes travaux ultérieurs. Il a été très fécond pour éclairer comment les interactions humaines produisent des devenirs et pourquoi ces interactions sont déréglées aujourd'hui. Pourquoi et comment elles engendrent, de plus en plus souvent, des spirales de destruction du devenir des individus et de leurs compétences. Ma thèse en 1996 s'intitulait "La crise de l'habilitation intersubjective à l'existence sociale". Un titre qui peut sembler complexe mais dans lequel, comme l'a dit à l'époque Guy Jobert, chaque mot est pesé. En 2008, je me suis aperçue de la grande convergence entre ce que j'avais rigoureusement analysé à partir de mon expérience de terrain, en particulier celui des bilans de compétences et le discours d'Axel Honeth, éminent représentant de la sociologie critique en Allemagne, dans son livre "La société du mépris". Que faisais-je d'autre depuis des années que de résister à l'aggravation de cette société du mépris ?

Mais en 1996, en dépit des félicitations unanimes du jury, ma thèse n'a pas plu aux gestionnaires de la disqualification de masse. Ma hiérarchie a voulu me persuader et persuader ceux qui me faisaient confiance, que ce que j'écrivais était totalement "ésotérique". Je ne l'ai pas cru, mais j'ai payé cet entêtement d'un harcèlement institutionnel supplémentaire, jusqu'à une rupture d'anévrisme en 99. Exit la chercheuse de fond ? Non, c'était très dur mais j'ai cicatrisé mon cerveau et mon esprit en écrivant "Intoxication productiviste et déshumanisation des rapports humains" pendant les neufs mois qui ont suivi mon hémorragie cérébrale. En cherchant à comprendre ce qui m'était arrivé, j'ai décortiqué les processus de disqualification en chaîne et de violence au travail. Cet écrit était précurseur d'une approche systémique de la souffrance au travail qui inspire aujourd'hui quantités d'interventions et de colloques.
Après cette convalescence radicale, et même si la direction invoquait l'obligation de réserve pour m'empêcher de publier ce texte, j'ai compris que rien ni personne ne m'empêcherait de penser et de créer. J'étais conceptuellement outillée pour faire une lecture éclairante des organigrammes et de l'instauration systématique des organisations destructrices du travail. Je commençais à proposer des modalités d'organisation alternatives du travail pour stopper en particulier la destruction des fondements du travail social. On en verra quelques traces de ces axes de recherche dans ma bibliographie, mais il y a aussi quantité d'écrits qui ont été diffusés sans être publiés.

Après 1999, je suis entrée parallèlement à mes interventions dans une autre étape de recherche et d'écriture parce que j'étais habitée par un projet scientifique nouveau, celui d'introduire méthodologiquement l'expérience vécue par les humains au cœur des sciences humaines qui l'excluent scrupuleusement. Ce projet d'apparence anodine ouvre en fait d'immenses perspectives de recherche et nécessite une restructuration profonde des sciences humaines car il est impossible de réintroduire l'expérience des humains dans la science sans y intégrer du même coup les conflits inhérents à l'interprétation du monde et à la construction de la réalité. Je me suis engagée dans une recherche fondamentale sur les interactions signifiantes et sur les rapports de force dans la définition de la réalité. Ce travail a abouti en 2003 à la publication du livre "Interactions humaines et rapports de force entre les subjectivités" qui aurait aussi pu se nommer "la Co-science des interactions humaines", il pose les fondements d'une production coopérative et conflictuelle de la connaissance scientifique.

Je me réjouis aujourd'hui de constater que chaque phase de mon chemin d'écriture m'a ouvert à un autre niveau d'écoute et de compréhension des interactions humaines. Ce que j'avais écrit sur les enjeux du "travail de signifiance" en 2003 m'a aussitôt servi en 2004 dans un groupe de parole de travailleurs sociaux que j'animais dans un quartier où avaient eu lieu plusieurs infanticides. J'ai été frappée par le silence qui recouvre les expériences centrales des humains, pas seulement en tant qu'acteurs sociaux mais bien plus fondamentalement en tant qu'êtres vivants et mortels, confrontés à la difficulté de vivre, à l'angoisse de la disparition et aux contradictions de l'engendrement. Je me suis aperçue que ce silence collectif bâillonne les femmes qui enfantent et les infériorise. J'ai entendu la honte et le sentiment d'indignité ressentis par les femmes en tant que femelles en gésine, dont le sexe s'ouvre sous les contractions de l'accouchement. Cette intériorisation du mépris du corps femelle a réveillé brusquement l'insurrection qui dormait en moi, depuis des décennies, contre cette spoliation perpétuelle du sens de notre expérience d'enfantement. J'ai réalisé que cette réduction au silence des femelles fécondes n'était qu'un des aspects de la colonisation de l'humanité femelle. Je me suis mise à écrire ces éclairs de conscience foisonnants en commençant par une affirmation fondatrice : "je suis une femelle humaine". Il m'a fallu ensuite des années pour décrire le réel prosaïque de la vie des humains si savamment occulté, pour expliciter l'immense travail d'enfantement existentiel réalisé par les femmes, pour décortiquer les mécanismes de recolonisation perpétuelle, pour analyser les différentes reconversions de la violence dans le système colonial et enfin proposer une stratégie dynamique et systémique de décolonisation.
C'est un approfondissement de l'étude des interactions qui rejoint désormais les questions fondamentales qui me traversaient depuis ma tendre jeunesse, les questions qui me relient à tous les êtres colonisés, les questions qui concernent la trame même de notre humanité.
Mon irréductible liberté de penser et mon entêtement à comprendre prennent forme aujourd'hui dans ce Manifeste pour la décolonisation de l'humanité que je confie à toutes celles et ceux qui ont le courage de penser.





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